L’enfant blessé
Il était une fois, il y a très longtemps, un enfant qui vivait dans la misère, tant sa famille était modeste et pauvre. Parfois, il ne prenait qu'un seul repas par jour, le soir. L'enfant allait à l'école vêtu pour ainsi dire de guenilles, car sa mère n'avait pas d'argent pour lui acheter des habits neufs. Théo, c'était son nom, était tout petit, frêle et malingre, brun avec des yeux noirs. Il avait l'air un peu débile à cause de sa mauvaise alimentation. Sa mère, une femme très simple et forte, était elle aussi un peu malade. Elle était néanmoins belle, et sa silhouette avait gardé celle d'une jeune femme mince. Elle était aussi très brune, portait des cheveux longs, et était toujours vêtue de longues robes et de vêtements aux nombreuses couleurs, rose ou rouge, bleu ou vert, pourpre... C'était une femme dont la misère n'avait pas réussie à ternir le caractère joyeux et optimiste, et elle répétait tous les jours à Théo de bien travailler à l'école, car, lui disait-elle, il n'avait que cette institution pour s'en sortir, et que dans la vie il ne pourrait compter que sur lui-même, quand elle ne serait plus là.
C'est pourquoi l'enfant allait toujours à l'école le coeur rempli d'espérance, et qu'il travaillait du mieux qu'il pouvait. Son père était mort dans un accident de travail, alors qu'il n'avait que trois ans. Théo, âgé maintenant de dix ans, était souvent sujet aux moqueries de ses petits camarades, mieux habillés que lui, et dont les familles étaient plus aisées que celle de l'enfant. Mais ceux-ci travaillaient moins bien que lui à l'école, à part Rose, sa petite camarade, qu’il aimait bien, qui était gentille avec lui car elle ne le tracassait pas avec des remarques relatives à ses habits et au fait qu'il ne mangeait pas à midi, comme ses autres camarades. Et elle partageait souvent son repas avec lui à cette heure de la journée. Théo et Rose étaient les meilleurs amis du monde.
Néanmoins, Théo était souvent en butte aux tracas et aux soucis, de par sa condition misérable, mais aussi et surtout de par l'incompréhension dont faisaient preuve à son égard ses petits camarades, en se moquant sans cesse de lui. Un jour, dans la cour de l'école, trois de ses méchants camarades le poussèrent et le frappèrent au visage, sans que le maître n’eût rien vu. Car ce dernier aimait beaucoup Théo, et lui prédisait un grand avenir. Et il savait pertinemment que les autres élèves jalousaient Théo pour ses aptitudes scolaires, et que leurs moqueries n'étaient qu'un prétexte pour se venger de ses bons résultats. Car les autres élèves, malgré leur plus grande aisance sociale, ne lui arrivaient pas à la cheville en matière de simplicité, de gentillesse, et de bon coeur. L'instituteur de Théo était un maître intègre. De haute stature, toujours habillé de beaux habits, il avait une tête ronde et malicieuse, ornée d'une fine moustache, des yeux bleus pétillants, de beaux cheveux blancs coiffés en brosse. Humaniste, il connaissait l'humilité sociale de Théo et de sa maman, et voulait tout faire pour que l'enfant réussisse.
Ce soir-là, Théo rentra blessé et meurtri, car, bien qu'il n’y eût pas de traces sur son visage, il était néanmoins tombé, s'était fait mal à la jambe, et surtout avait reçu des gifles de la part des trois garnements. Quand il arriva chez lui, sa mère s'aperçut tout de suite de sa tristesse, et lui demanda alors :
« - mon petit, qu'as-tu ? Tu m'as l'air très affligé. Comment s'est passé ta journée à l'école ? Si tu as eu des mauvaises notes, ce n'est pas grave, pour une fois. Tu travailles si bien que tu pourras toujours compter sur moi, et sur ma fierté à ton égard. »
Mais l’enfant se mit soudain à pleurer beaucoup, beaucoup, et ses larmes étaient toutes chaudes, et sa peine était grande. Entre deux sanglots, il avoua alors à sa maman :
« - maman, aujourd'hui, mes camarades m’ont giflé, poussé et humilié, encore une fois. Je ne veux plus aller à l'école, car cela n'a pas d'importance pour moi. Je suis toujours mal habillé, contrairement à eux, à midi je ne mange que lorsque Rose partage son repas avec moi. »
Sa mère comprit immédiatement ce qu'il en était, et elle lui dit alors, d'une voix calme et apaisante :
« - tu sais Théo, ne doit pas te soucier des méchancetés des autres, à l'école comme dans la vie, car le monde est ainsi fait, et tu auras toujours à faire face à cela. Alors reprends courage, et ne pleure plus. Les enfants sont méchants avec toi car ils sont jaloux de tes bons résultats à l'école. Et même s'ils sont plus riches que nous, ils n'arrivent pas à travailler aussi bien que toi. Et puis, tu peux compter sur Rose, car elle est très gentille. »
Ce soir-là, Théo n’eût pas faim, et s'endormit rapidement, car il était très fatigué. Le lendemain matin, plus calme que la veille, il prit son bol de café au lait, et sa maman lui avait préparé son sac pour aller à l'école. Elle lui dit :
« - mon petit, ne pense plus aux méchancetés de tes camarades, et travaille bien aujourd'hui. Je serai toujours avec toi. »
Elle avait glissé dans sa besace un repas composé de tranches de pain et de fromage, d'une pomme, d'une poire, et d'une tablette de chocolat, car, bien que désargentée, elle avait cependant toujours quelques économies de côté, et elle était allée chez l'épicier, alors que Théo dormait encore. Elle avait donc acheté cette nourriture, pour que son fils soit plus heureux ce jour-là, et qu'il puisse partager son repas avec son amie Rose. Elle décida aussi d’accompagner Théo à l'école et de parler à son maître, ce qu'elle fit. Elle lui dit donc :
« - vous savez, monsieur, bien que Théo ait le goût des études, il n'est plus heureux ici, car les autres enfants se moquent sans cesse de lui. Et puis, je ne sais pas si je pourrais continuer à l'envoyer à l'école, car cela coûte très cher, et mes moyens financiers sont limités. »
A ces mots, le maître d'école changea d'expression, et son visage, de jovial et bonhomme qu'il était, devint grave et plus triste. Il répondit alors à la maman de Théo :
« - ne vous en faites pas, madame. C'est moi-même qui subviendrai aux besoins financiers de votre enfant, tant qu'il ira à l'école. Et à partir d'aujourd'hui, il aura toujours un repas à midi, je vous le promets. Quant aux garnements qui l'accablent de moqueries, cela est certes injuste, mais vous savez comment sont les enfants, parfois la jalousie peut eux-aussi les rendre méchants. Je m'occuperais donc personnellement de Théo, pour qu'il puisse achever sa scolarité dans la sérénité et la réussite, car il en est largement capable et ce serait dommage de gâcher un tel avenir. »
Les années passèrent. Les chemins de Rose et Théo se séparèrent. Celui-ci devint un grand professeur de mathématiques dans une école très réputée. Mais Rose et Théo ne se voyaient pour ainsi dire plus car ils vivaient dans deux pays différents, et que Rose s'était finalement mariée à l'un des anciens camarades de Théo, celui qui l’avait giflé et poussé, dans la cour de l'école. Le mari de Rose était un fonctionnaire malheureux et buvait souvent. Sa femme avait essayé de l'en dissuader à maintes reprises, mais rien n'y faisait, il continuait à boire, accumulant la tristesse, les bourdes dans son travail, l'amertume, et la jalousie à l'égard de Théo.
Un jour, alors que Théo était rentré dans son pays, car il vivait maintenant à l'étranger, sa mère et lui décidèrent de sortir prendre l'air en ville. Il avait aussi convié à cette sortie son maître d'école, un homme très âgé maintenant, mais néanmoins toujours aussi élégant, et surtout très fier de Théo, son ancien élève, si brillant encore aujourd'hui. Ils se promenaient tous les trois au bord du canal lorsque, par une coïncidence que seul le destin se permet parfois de provoquer, ils rencontrèrent Rose et son époux, triste et patibulaire comme à son habitude, la mine misérable, le coeur gros.
Lorsqu'ils se reconnurent, Rose et Théo ne purent s'empêcher de pleurer l'un et l'autre, tant leur émotion de se retrouver étaient grande. La mère de Théo, son ancien maître, et l’époux de Rose, après les salutations d'usage, se tenaient en retrait des deux bons anciens camarades, dont la joie de se retrouver était immense. Soudain, le mari de Rose explosa en larmes, à la stupéfaction de tous, car il se rappelait avoir giflé et injustement traité son petit camarade, alors qu'ils n'avaient que dix ans. Théo s'en souvenait évidemment lui aussi mais n'avait rien dit à ce sujet. Alors, le mari de Rose, qui enviait toujours secrètement Théo pour son esprit brillant, pleura comme un enfant, mais ne s’excusa pas pour autant. Car, si le mari de Rose déposait ici sa peine, au bord du canal, par cette belle soirée d'été, et que tous les passants se demandaient les raisons d'un tel spectacle au sein de ce groupe étrange de cinq personnes, il n'arrivait toujours pas se remettre en cause. Il était comme dans un état second.
Voyant cela, et la tristesse aussi dans les yeux de Rose, Théo décida à contrecoeur de se séparer d'elle et de son pauvre époux, triste à en mourir, désespéré, les yeux pleins d'amertume. Il prit alors Rose dans ses bras, puis serra chaleureusement la main de son mari, en le réconfortant et en lui disant :
« - malgré tout ce que la vie peut comporter de peines, elle est néanmoins merveilleuse, au revoir et ne pleure plus, car je sais pourquoi tu pleures, et je ne t’en veux pas. »
Le mari de Rose parut réconforté par ces mots pleins de chaleur humaine, de pardon et d'espoir. Et ils se séparèrent, Rose et son mari d'un côté, Théo, sa mère, et son vieux maître d'école de l'autre. L'émotion avait été forte durant ces quelques instants, et l'ancien maître chuchota à la maman de Théo, pour que celui-ci n’entende pas :
« - vous voyez madame, peut-être que si Théo n'avait pas souffert, enfant, de sa vie difficile, et notamment des moqueries et tracasseries de ses petits camarades, il ne serait pas devenu ce qu'il est aujourd'hui, un grand professeur de mathématiques. De plus, Théo est aujourd'hui très heureux de sa vie. »
La mère de Théo acquiesça alors d'un geste discret. Mais Théo, qui avait deviné les paroles de son professeur, leur dit alors, à lui et à sa mère :
« - vous savez, si j'avais pu ne pas autant souffrir étant enfant, j’aurai préféré, même si ma situation d'adulte aurait été moins bonne. »
Ils passèrent toute la soirée ensemble, à se promener dans la ville, au bord du canal, avant de rentrer chez eux. Quelques jours après, Théo apprit que le mari de Rose était mort subitement. Avant de partir dans le pays où il enseignait, et où était maintenant sa vie, il pensa :
« - pauvre mari de Rose, s’il avait pu vraiment se décharger de sa peine et de son amertume, peut-être aurait-il vécu plus heureux. La rancune est un poison mortel, comme la haine, la méchanceté ou la jalousie. Écoutons notre coeur et ne nous préoccupons pas du reste. »